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France: la guerre de l'eau

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La nouvelle « conquête de l’eau »

Du 17 au 22 mars se tient à La Haye le 2e Forum mondial pour l’eau (avec, notamment, une conférence ministérielle) organisé par le gouvernement néerlandais à l’initiative du Conseil mondial de l’eau (CME). Plusieurs milliers de personnes sont attendues. Il faut bien savoir ce qu’est ce CME mis en place en 1994 avec l’aide de la Banque mondiale, de certains gouvernements (France, Pays-Bas, Canada...) et d’entreprises (telle Suez-Lyonnaise des eaux). En 1996 il se donna comme but de définir une « vision mondiale de l’eau » à long terme, devant servir de base d’analyses et de propositions pour une « politique mondiale de l’eau » dont la Banque mondiale (BM) s’est faite, ces dernières années (1), la promotrice, avec l’accord et la collaboration de l’ensemble des organisations de la famille des Nations unies directement concernées. Pour réaliser cet objectif, la Banque mondiale a également soutenu, à peu près à la même époque, la création du Global Water Partnership (GWP) ou « Partenariat global sur l’eau » dont la tâche est de favoriser le rapprochement entre autorités publiques et investisseurs privés.
L’or bleu du XXIe siècle

Les travaux du CME et du GWP n’ayant pas donné entière satisfaction, entre autres en raison de leur manque de coordination, en août 1998 est créée la Commission mondiale pour l’eau au XXIe siècle, pour marquer l’urgence de faire avancer la fameuse « vision mondiale ». A cette fin, la Commission a lancé une vaste consultation internationale sur une nouvelle version de la « Vision 2020 » (2), et a chargé le GWP d’accompagner ladite « vision » par un travail à finalité opérationnelle intitulé « Un cadre pour l’action ». La « vision » et le « cadre » en question sont présentés à La Haye. Les participants à la conférence ministérielle (plus de cent pays seront représentés) sont censés approuver une déclaration qui devrait assurer la légitimité de la « politique mondiale de l’eau » pour les quinze à vingt années à venir.

Comme on peut le constater, on a assisté au cours des années 1990 à la mise en place d’une sorte d’état-major mondial de l’eau. Même si, formellement, les entreprises privées sont seulement représentées dans ces différentes structures par le président de Suez-Lyonnaise des eaux (en tant que membre de la Commission) et de hauts responsables de Vivendi-Générale des eaux, le monde des affaires et de la finance est omniprésent par l’intermédiaire des « experts », qui, dans la plupart des cas, lui sont liés. Le capital privé est ainsi solidement installé dans les sphères de décision.

Quelles sont les thèses et les propositions qui vont être présentées et, si possible, imposées à La Haye ? A la lumière des documents provisoires disponibles à la veille de l’ouverture des travaux (3), elles s’inscrivent dans le cadre de cette nouvelle « conquête de l’eau » menée, depuis le début des années 1970, à partir de trois principes constituant autant de dynamiques : la marchandisation, la privatisation et l’intégration oligopolistique mondiale entre les divers secteurs : eau potable, eau en bouteille, traitement des eaux, boissons gazéifiées. Et ce, dans un contexte de luttes pour l’hégémonie des marchés et de conflits entre Etats.

Pour l’état-major mondial de l’eau, il est nécessaire que cette dernière soit traitée comme un bien économique, au prétexte que c’est la seule manière de lutter efficacement contre la pénurie et l’augmentation rapide de son prix. L’eau est devenue chère, et elle le sera encore plus à l’avenir, ce qui en fera l’« or bleu » du XXIe siècle. Selon le projet de déclaration ministérielle, seule la fixation d’un prix de marché au coût total des prestations fournies (le prétendu « juste prix ») pourra assurer l’équilibre entre l’offre et une demande en forte croissance, et limiter ainsi les conflits entre paysans et citadins ; entre agriculteurs et industriels, et écologistes et consommateurs responsables ; entre régions « riches » et « pauvres », entre Etats appartenant aux mêmes bassins hydrographiques. Dès lors, exporter et commercialiser l’eau selon les règles du libre commerce et dans le cadre de la libre concurrence permettrait non seulement de faire (beaucoup) de bénéfices, mais aussi d’éliminer les conflits (4) !

Tels sont les ingrédients principaux de la « gestion intégrée des ressources d’eau » (IWRM en anglais), proposée par le GWP comme concept-clé des politiques à mener aux différents niveaux territoriaux d’intérêt et de compétence. La privatisation de l’ensemble des services (captation, épuration, distribution, conservation, traitement) se conjugue parfaitement avec la démarche de l’IWRM : assurer la gestion rationnelle d’une ressource rare par la « juste » rémunération de l’investissement, ce qui permettrait - nous dit-on - de réduire les gaspillages et de lutter contre la pollution et la contamination. Dans cette perspective, la gestion publique directe se révélerait de plus en plus inadéquate et inefficace. Il conviendrait donc de la transférer aux entreprises privées, notamment selon le modèle français de la gestion déléguée. Cette politique est en parfaite cohérence avec la déréglementation et la privatisation - en cours de généralisation rapide à travers le monde - des services publics de base : gaz, électricité, transports urbains, télécommunications, poste.

Certes - concède-t-on - il faut aussi tenir compte des aspects sociaux, culturels et éthiques. Surtout de ces derniers, d’ailleurs. D’où la place importante occupée par les discours sur l’éthique dans les documents préparatoires et dans le programme des manifestations du Forum mondial (5). Mais lorsqu’il a fallu choisir entre la qualification de l’accès à l’eau comme un droit humain et social de base, plutôt que comme un besoin humain de base, les rédacteurs du projet de la déclaration ministérielle ont opté pour la notion de besoin. De leur point de vue, considérer l’eau comme un droit aurait entraîné des obligations et des restrictions trop contraignantes pour la « liberté » des acteurs, notamment privés.

La marchandisation débouche sur la troisième dynamique, moins avancée que les deux précédentes, de la nouvelle « conquête de l’eau » : l’intégration entre tous les secteurs, dans le cadre d’une lutte pour la survie et l’hégémonie au sein de l’oligopole mondial. Chacun de ces secteurs - eau potable, eau en bouteille, boissons gazéifiées, traitement des eaux usées - a pour l’instant ses acteurs, ses métiers, ses marchés, ses conflits. L’eau potable (les « robinets »), par exemple, a Vivendi, Suez-Lyonnaise des eaux, Thames Water, Biwater, Saur-Bouygues (et leurs filiales). L’eau (minérale) en bouteille a surtout Nestlé et Danone, respectivement numéro un et deux mondiaux, largement au-dessus des autres embouteilleurs. Or ces derniers, parmi lesquels Coca-Cola et Pepsi-Cola, deviennent des concurrents des « robinets » par le développement et la commercialisation - même par des bornes-fontaines - d’une eau dite de synthèse, purifiée, se voulant plus saine que celle du robinet.

De leur côté, les entreprises de service d’eau potable sont de plus en plus présentes dans le traitement des eaux usées et commencent à s’intéresser, par ce biais, aux eaux de synthèse et aux eaux purifiées. Elles pourraient, à l’avenir, vouloir se tailler des marchés dans le secteur des boissons gazéifiées, dont les « empereurs-gardiens » sont Coca-Cola et Pepsi-Cola. L’émergence de conglomérats « multi-utilities » à l’échelle mondiale ne fera qu’accélérer les logiques d’intégration et d’affrontement, si les pouvoirs publics nationaux et internationaux abandonnent l’eau aux « lois » du marché et de la concurrence.
Un bien patrimonial

Que restera-t-il, dans ces conditions, du droit à la vie qu’est le droit d’accès à l’eau pour toute personne et toute communauté humaine ? Que restera-t-il aussi de l’intérêt général de la collectivité et de la cohésion sociale et territoriale ? Certes, l’étatisation de l’eau par des pouvoirs publics dictatoriaux, expansionnistes, militaristes ou corrompus est autant à rejeter que la marchandisation, la privatisation et l’intégration oligopolistique mondiale. C’est pourquoi il est urgent de définir et de mettre en place, par un contrat mondial (6), un nouveau service public, aux différents niveaux territoriaux, de ce bien commun patrimonial de l’humanité. En commençant par l’Europe, où les collectivités doivent assurer non seulement les fonctions d’orientation et de contrôle de la propriété et des services d’eau (dans une logique de développement durable de la société et pas seulement de l’environnement), mais aussi leur gestion directe. Se réapproprier des connaissances, des savoir-faire, des métiers, des technologies, des capacités d’évaluation des choix devient indispensable et requiert une forte mobilisation des citoyens. Le fait que l’association Attac commence à manifester, dans ses actions, un intérêt croissant pour l’eau est un signe prometteur (7).
Riccardo Petrella.

Riccardo Petrella
Professeur à l’Université catholique de Louvain (Belgique), auteur de Désir d’humanité. Le droit de rêver, éditions Labor, Bruxelles, 2004.

(1) A partir de son texte « fondateur » de 1993 : Banque mondiale, Gestion des ressources en eau, Washington, 1993.

(2) Lire Messages to Initiate Consultations for the World Water Vision, World Water Council, c/o Unesco, Paris, mars 1999.

(3) A consulter sur le site www.worldwaterforum. org

(4) Pour une critique de l’exportation de l’eau, lire Maude Barlow, Blue Gold.

The Global Water Crisis and the Commodification of the World’s Water Supply, International Forum on Globalisation, San Francisco, juin 1999.

(5) A cet égard, on pourra se reporter à La Charte sociale de l’eau, rédigée par l’Académie de l’eau, en France, ainsi qu’aux travaux de la commission « eau et éthique » de l’Unesco.

(6) Lire Riccardo Petrella, « Pour un contrat mondial de l’eau », Le Monde diplomatique, novembre 1997.

(7) L’Association pour la taxation des transactions financières pour l’aide aux citoyens (Attac) va lancer en France, avec ses quelque 150 comités locaux, une enquête-action sur le fonctionnement et les pratiques financières, sociales et environnementales de quatre multinationales, dont Vivendi. Attac, 9 bis, rue de Valence, 75005 Paris. Tél. : 01-43-36-30-54. Courriel : attac@attac.org - Site : http://www.attac.org

Source: http://www.monde-diplomatique.fr/2000/03/PETRELLA/13443

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